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Consultation d'un texte

Platon. Phédon : la mort de Socrate

LXIV. — Quand Socrate eut fini de parler, Criton dit : « C’est bien ; mais quelle recommandation nous fais-tu, aux autres et à moi, au sujet de tes enfants ou de toute autre chose, et que pourrions-nous faire de mieux pour te rendre service ?
— Rien de neuf, Criton, repartit Socrate, mais ce que je vous répète sans cesse : ayez soin de vous-mêmes et, quoi que vous fassiez, vous me rendrez service, à moi, aux miens et à vous-mêmes, alors même que vous n’en conviendriez pas sur le moment ; mais si vous vous négligez vous-mêmes et si vous ne voulez pas vous conduire en suivant comme à la trace ce que je viens de dire et ce que je vous ai dit précédemment, vous aurez beau prodiguer aujourd’hui les plus solennelles promesses, vous n’en serez pas plus avancés.
— Nous mettrons donc tout notre zèle, dit Criton, à suivre ton conseil. Mais comment devons-nous t’ensevelir ?
— Comme vous voudrez, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. »
Puis, souriant doucement et tournant en même temps les yeux vers nous, il ajouta : « Je n’arrive pas, mes amis, à persuader à Criton que je suis le Socrate qui s’entretient en ce moment avec vous et qui ordonne chacun de ses arguments. Il s’imagine que je suis celui qu’il verra mort tout à l’heure, et il demande comment il devra m’ensevelir. Tout ce long discours que j’ai fait tout à l’heure pour prouver que, quand j’aurai bu le poison, je ne resterai plus près de vous, mais que je m’en irai vers les félicités des bienheureux, il le regarde, je crois, comme un parlage destiné à vous consoler et à me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, ajouta-t-il ; donnez-lui la garantie contraire à celle qu’il a donnée à mes juges. Il s’est porté garant que je resterais ; vous, au contraire, garantissez-lui que je ne resterai pas, quand je serai mort, mais que je m’en irai d’ici, afin qu’il prenne les choses plus doucement et qu’en voyant brûler ou enterrer mon corps, il ne s’afflige pas pour moi, comme si je souffrais des maux effroyables, et qu’il n’aille pas dire à mes funérailles qu’il expose, qu’il emporte ou qu’il enterre Socrate. Sache bien en effet, excellent Criton, lui dit-il, qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes. Aie donc confiance et dis que c’est mon corps que tu ensevelis, et ensevelis-le comme il te plaira et de la manière qui te paraîtra la plus conforme à l’usage. »

LXV. — Quand il eut dit cela, il se leva et passa dans une autre pièce pour prendre son bain. Criton le suivit ; quant à nous, Socrate nous pria de l’attendre. Nous l’attendîmes donc, tantôt en nous entretenant de ce qu’il avait dit et le soumettant à un nouvel examen, tantôt en parlant du grand malheur qui nous frappait. Nous nous sentions véritablement privés d’un père et réduits à vivre désormais comme des orphelins. Quand il eut pris son bain, on lui amena ses enfants — il avait deux fils encore petits et un grand — et ses parentes arrivèrent aussi. Il s’entretint avec elles en présence de Criton, leur fit ses recommandations, puis il dit aux femmes et à ses enfants de se retirer et lui-même revint nous trouver. Le soleil était près de son coucher ; car Socrate était resté longtemps à l’intérieur. Après cela l’entretien se borna à quelques paroles ; car le serviteur des Onze se présenta et s’approchant de lui : « Socrate, dit-il, je ne me plaindrai pas de toi comme des autres, qui se fâchent contre moi et me maudissent, quand, sur l’injonction des magistrats, je viens leur dire de boire le poison. Pour toi, j’ai eu mainte occasion, depuis que tu es ici, de reconnaître en toi l’homme le plus généreux, le plus doux et le meilleur qui soit jamais entré dans cette maison, et maintenant encore je suis sûr que tu n’es pas fâché contre moi, mais contre les auteurs de ta condamnation, que tu connais bien. A présent donc, car tu sais ce que je suis venu t’annoncer, adieu ; tâche de supporter le plus aisément possible ce qui est inévitable. » Et en même temps il se retourna, fondant en larmes, pour se retirer. Alors Socrate levant les yeux vers lui : « Adieu à toi aussi, dit-il ; je ferai ce que tu dis. » Puis s’adressant à nous, il ajouta : « Quelle honnêteté dans cet homme ! Durant tout le temps que j’ai été ici, il est venu me voir et causer de temps à autre avec moi. C’était le meilleur des hommes, et maintenant encore avec quelle générosité il me pleure ! Mais allons, Criton, obéissons-lui ; qu’on m’apporte le poison, s’il est broyé, sinon qu’on le broie. »
Criton lui répondit : « Mais je crois, Socrate, que le soleil est encore sur les montagnes et qu’il n’est pas encore couché. D’ailleurs je sais que bien d’autres ne boivent le poison que longtemps après que l’ordre leur en a été donné, après avoir dîné et bu copieusement, que quelques-uns même ont joui des faveurs de ceux qu’ils aimaient. Ne te presse donc pas ; tu as encore du temps.
— Il est naturel, repartit Socrate, que les gens dont tu parles se conduisent ainsi, car ils croient que c’est autant de gagné. Quant à moi, il est naturel aussi que je n’en fasse rien ; car je n’ai, je crois, rien à gagner à boire un peu plus tard : je ne ferais que me rendre ridicule à mes propres yeux en m’accrochant à la vie et en épargnant une chose que je n’ai déjà plus. Mais allons, dit-il, écoute-moi et ne me contrarie pas. »
LXVI. — A ces mots, Criton fit signe à son, esclave, qui se tenait près de lui. L’esclave sortit et, après être resté un bon moment, rentra avec celui qui devait donner le poison, qu’il portait tout broyé dans une coupe. En voyant cet homme, Socrate dit : « Eh bien, mon brave, comme tu es au courant de ces choses, dis-moi ce que j’ai à faire. — Pas autre chose, répondit-il, que de te promener, quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et alors de te coucher ; le poison agira ainsi de lui-même. » En même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec une sérénité parfaite, Échécrate, sans trembler, sans changer de couleur ni de visage ; mais regardant l’homme en dessous de ce regard de taureau qui lui était habituel : « Que dirais-tu, demanda-t-il, si je versais un peu de ce breuvage en libation à quelque dieu ? Est-ce permis ou non ? — Nous n’en broyons, Socrate, dit l’homme, que juste ce qu’il en faut boire. — J’entends, dit-il. Mais on peut du moins et l’on doit même prier les dieux pour qu’ils favorisent le passage de ce monde à l’autre ; c’est ce que je leur demande moi-même et puissent-ils m’exaucer ! » Tout en disant cela, il portait la coupe à ses lèvres, et il la vida jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits.
Jusque-là nous avions eu presque tous assez de force pour retenir nos larmes ; mais en le voyant boire, et quand il eut bu, nous n’en fûmes plus les maîtres. Moi-même, j’eus beau me contraindre ; mes larmes s’échappèrent à flots ; alors je me voilai la tête et je pleurai sur moi-même ; car ce n’était pas son malheur, mais le mien que je déplorais, en songeant de quel ami j’étais privé. Avant moi déjà, Criton n’avait pu contenir ses larmes et il s’était levé de sa place. Pour Apollodore, qui déjà auparavant n’avait pas un instant cessé de pleurer, il se mit alors à hurler et ses pleurs et ses plaintes fendirent le coeur à tous les assistants, excepté Socrate lui-même. « Que faites-vous là, s’écria-t-il, étranges amis ? Si j’ai renvoyé les femmes, c’était surtout pour éviter ces lamentations déplacées ; car j’ai toujours entendu dire qu’il fallait mourir sur des paroles de bon augure. Soyez donc calmes et fermes. » En entendant ces reproches, nous rougîmes et nous retînmes de pleurer.
Quant à lui, après avoir marché, il dit que ses jambes s’alourdissaient et il se coucha sur le dos, comme l’homme le lui avait recommandé. Celui qui lui avait donné le poison, le tâtant de la main, examinait de temps à autre ses pieds et ses jambes ; ensuite, lui ayant fortement pincé le pied, il lui demanda s’il sentait quelque chose. Socrate répondit que non. Il lui pinça ensuite le bas des jambes et, portant les mains plus haut, il nous faisait voir ainsi que le corps se glaçait et se raidissait. Et le touchant encore, il déclara que, quand le froid aurait gagné le coeur, Socrate s’en irait. Déjà la région du bas-ventre était à peu prés refroidie, lorsque, levant son voile, car il s’était voilé la tête, Socrate dit, et ce fut sa dernière parole : « Criton, nous devons un coq à Asclépios ; payez-le, ne l’oubliez pas. — Oui, ce sera fait, dit Criton, mais vois si tu as quelque autre chose à nous dire. » A cette question il ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. En voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les yeux.
LXVII. — Telle fut la fin de notre ami, Échécrate, d’un homme qui, nous pouvons le dire, fut, parmi les hommes de ce temps que nous avons connus, le meilleur et aussi le plus sage et le plus juste.

Mots-clés : Homme face à la mort. Antiquité