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Consultation d'un texte

Paul Nagaï. Les cloches de Nagasaki

Le docteur NagaÏ est un médecin catholique, mort après un long martyr des suites de l’explosion atomique à Nagasaki. Ces quelques pages sont un extrait de son journal. Bouleversant.

Ichitaro-san apparut soudain, aussi perdu et misérable que d’habitude. Il portait encore son vieil uniforme, avec le bas des pantalons lié aux chevilles.
Dès sa démobilisation, il s’était hâté de rentrer…pour trouver parmi les cendres les os calcinés de sa femme et de ses cinq enfants.

-          Je n’ai plus de raison de vivre, me dit-il.
-          Qui en a encore après cette défaite ? lui répondis-je
-          C’est vrai… On prétend que la bombe atomique était une vengeance céleste ; que tous les morts étaient des pécheurs ; que les survivants ont échappé par une grâce spéciale de Dieu. mais alors, ma femme et mes enfants étaient-ils des pécheurs ?
-          Je ne sais. Sur toute la question, j’ai une idée différente. Je pense que c’est la Providence qui a ménagé, par grâce, pour Urakami, la bombe atomique. Notre ville lui doit de la reconnaissance.
-          De la reconnaissance ?
-          Oui ! Tenez, je vais représenter après-demain les laïques au service funèbre pour les victimes, à la cathédrale. j’ai écrit une adresse. Aimeriez-vous la lire ?... Elle explique tout cela. Ichitaro-san prit le manuscrit et commença à lire ; d’abord tout haut sans prêter beaucoup d’attention au sens, mais bientôt tout bas, s’arrêtant pour réfléchir. Une larme glissa sur sa joue.

Mon texte était le suivant :

Le 9 août 1945, à dix heures trente du matin, une réunion du Suprême Conseil de guerre se tint au Quartier Général Impérial, pour savoir s’il fallait capituler ou continuer. A ce moment où se décidait pour l’humanité la paix ou un plus grand carnage, une bombe atomique explosa, exactement à 11h, 2 minutes, sur le quartier d’Urakami à Nagasaki.

Huit mille âmes catholiques furent envoyées en un instant au tribunal de leur Créateur, et un incendie dévastateur réduisit en cendres, en quelques heures, cette ville chrétienne. Ce même jour, à minuit, la cathédrale prit feu et fut détruite. A cette heure aussi, sa majesté l’Empereur fit connaître sa décision de terminer la guerre.

Le 15 août, le Rescrit Impérial qui mettait fin aux hostilités fut formellement promulgué, et la paix fut rendue au monde entier. ce jour-là, on fêtait l’Assomption de la Sainte Vierge, à laquelle, on s’en souvient, était dédiée la Cathédrale d’Urakami.

Toutes ces coïncidences peuvent-elles être fortuites ? ne pouvons-nous bien plutôt y voir l’œuvre délicate de la volonté divine ?

On m’a dit que la seconde bombe atomique, faite pour porter le coup de mort au pouvoir combattif du Japon, était d’abord destinée à une autre ville. Mais le ciel au-dessus de celle-ci se trouva couvert de nuages ; le projet s’avéra impossible ; un changement de plan dut avoir lieu au dernier moment. C’est ainsi que Nagasaki, « cible de réserve » jusqu’alors, fut finalement choisie. Bien plus, j’ai appris que quand la bombe eut été larguée, le vent la fit dériver au nord des fabriques de munitions qui constituaient l’objectif pour éclater enfin au dessus de la cathédrale. Ainsi Urakami, à aucun moment, n’a été visée par les pilotes américains. C’est la Providence qui orienta l’engin.

Ne peut-on voir une profonde connexion, un rapport mystérieux entre la cessation de la guerre et la destruction d’Urakami. Urakami, le seul secteur catholique et sanctifié de tout le Japon, n’a-t-il pas été choisi comme une victime appropriée, à sacrifier et à brûler sur l’autel d’expiation, pour ls crimes commis par l’humanité dans cette guerre mondiale ?

Pour l’humanité, héritière du péché d’Adam et du sang de Caïn, pour l’humanité oublieuse de sa filiation divine et toute livrée aux idoles, pour cette humanité ignorante de la Charité et se haïssant, se meurtrissant elle-même… pour que finissent toutes ces horreurs et que fleurissent une fois de plus les bénédictions de la paix, pour cette grande rédemption, ce n’était pas assez du repentir ; il fallait obtenir le pardon de Dieu par un sacrifice convenable…

Avant ce moment, bien des occasions s’étaient offertes déjà de finir la guerre ; des villes entières avaient été détruites… Dieu n’avait pas accepté ces offrandes sans dignité. Mais quand Urakami fut détruite, Il agréa enfin ce sacrifice, pardonna aux hommes, inspira à l’Empereur de finir la guerre.

Notre Eglise d’Urakami a gardé sa foi intacte pendant 400 ans dans un Japon qui la proscrivait, elle a saigné sous toutes les formes de persécution et durant cette guerre elle n’a cessé de prier pour une paix durable. Cette Eglise n’était-elle pas vraiment le seul sacrifice qui pût être offert sur l’autel de Dieu ? Par cet acte, des dizaines de millions d’hommes ont été sauvés, qui autrement seraient tombés victimes des ravages de la guerre.

Songeons à la grandeur, à la splendeur de l’holocauste qui, le 9 août, éleva ses flammes devant la cathédrale, tandis que disparaissaient les ténèbres de la guerre et que montaient déjà les clartés de la paix. Nous regardions alors, et même en notre douleur nous pensions : Que c’est beau, pur et sublime !...

Huit mille catholiques, dont les prêtres de la cathédrale, ont été sacrifiés, tous de braves gens, dont chacun suscite nos regrets. Combien ils sont heureux d’avoir quitté la vie sans connaître la défaite ! Combien joyeusement ils sont retournés, l’âme sans souillure auprès du Seigneur !Comparé au leur, notre sort est réellement misérable. Le pays est vaincu, la cité détruite. Un désert de cendres et de décombres s’étend à perte de vue. Nous n’avons ni maisons, ni habits, ni nourriture. Nos champs sont dévastés, les survivants ne sont qu’une poignée. Nous nous tenons par groupe de deux ou trois au milieu des ruines, regardant vaguement le ciel.

Pourquoi ne sommes-nous pas morts, nous, à ce jour, à cette heure, en cette cathédrale ? Pourquoi devons nous continuer cette existence misérable ? C’est que nous avions péché. Ah ! maintenant, nous voyons bien l’énormité de nos fautes. Si nous avons été laissés en arrière, c’est que nous n’avions pas encore assez expié. Seuls sont restés ceux qui étaient encore trop enfoncés dans leurs crimes pour constituer une digne offrande.

Un avenir rempli de douleur et de souffrance s’étend devant nous, habitants d’un pays vaincu. Les réparations imposées par la Déclaration de Postdam sont un lourd fardeau. Pourtant la route difficile sur laquelle nous devons porter notre charge est l’unique espoir qui nous est laissé ;elle nous fournit l’occasion d’expier nos fautes.

Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. C’est fidèlement et jusqu’au bout qu’il nous faut parcourir notre route douloureuse. En la suivant, affamés, assoiffés, méprisés, fouettés, suants, sanglants, nous serons sûrement aidés par Celui qui jusqu’au sommet di Calvaire a porté la Croix : Jésus-Christ.

Dieu donne et Dieu reprend ; que Son Nom soit béni. Remercions-Le de ce qu’Urakami ait été choisi pour le sacrifice. Soyons-Lui reconnaissants puisque, par ce sacrifice, la paix a été rendue au monde et la liberté de croire, au Japon. Que les âmes des fidèles trépassés reposent en paix par la miséricorde de Dieu. Ainsi soit-il.

Ce discours, Ichirato-san le lut tout entier ; ensuite il ferma les yeux : Après tout, murmura-t-il un instant plus tard, je crois que ma femme et mes enfants ne sont pas en enfer. Mais alors, docteur, que sommes-nous, nous qui avons été laissés en arrière ?

-          Je dirais que nous avons raté l’examen d’entrée au ciel !
-          Raté l’examen ?... Ah ! Je vois !...

Nous nous mîmes tous deux à rire ; nous nous sentions tout d’un coup beaucoup mieux.

-          je devrai travailler, poursuivit-il, pour rejoindre ma femme au ciel. Les morts de la guerre se sont sacrifiés, peinant jusqu’à la fin sans penser à eux-mêmes. Il nous faudra trimer pour les égaler.
-          C’est juste. Aussi, commençons tout de suite à reconstruire ce désert atomique, le plus grand du monde, ce désert solitaire et terribles de cendres et de tuiles brisées ; pleurons sur les restes de nos disparus, mais en travaillant.
-          Je suis un pécheur et dès lors, expier mes fautes par la souffrance me sera une joie… prions bien en travaillant.

Et le visahe d’Ichitaro, à ces paroles, s’éclairait…

 Paul NagaÏ, Les cloches de Nagasaki, pp. 151-157

Mots-clés : homme face à la mort. Chrétien. XXe siècle