3. Oeuvre. Essais
Notion (5- Perfectionnement) | Les Essais sont un genre inédit à l’époque : l’objectif de Montaigne, mis en exergue dans son avis « Au lecteur », est de s’y peindre « de bonne foi », de laisser à ses proches parents et amis la possibilité de nourrir la connaissance qu’ils ont eu de lui (12). Même s’il y affirme « je suis moi-même la matière de son livre » il ne s’agit pas pour autant d’une autobiographie car Montaigne ne suit pas de chronologie et propose une réflexion libre s’appuyant sur son érudition et sa propre expérience (11). Montaigne propose également une réflexion sur la condition humaine : puisque « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (III, 2), son expérience individuelle permet une réflexion sur l’Homme. Les trois livres et cent-sept chapitre (13) des Essais abordent ainsi des thématiques diverses qui prennent souvent pour point de départ l’expérience et la réflexion de Montaigne : l’amitié, l’éducation, la mort, la politique, la découverte du Nouveau Monde etc (14). Le chapitre « Des Cannibales » (I, 31) : suit le développement suivant : après s’être interrogé sur l’origine des terres du Nouveau Monde, Montaigne présente les us et coutumes des « cannibales » et, sans pour autant cautionner leurs habitudes parmi lesquelles il met en exergue le cannibalisme, il met en évidence le fait que les européens font parfois bien pire en termes de barbarie. Enfin Montaigne relate sa rencontre avec des indiens à Rouen en présentant le point de vue et le bon sens des « sauvages » (15). Dans ce chapitre, Montaigne critique l’ethnocentrisme des européens qui jugent des coutumes indiennes d’après les leurs : « il semble que nous n’avons d’autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes » (I, 31) usages qui sont pourtant tout autant si ce n’est plus barbares que ceux des « sauvages ». De ses voyages, l’auteur a tiré la conclusion que les jugements et les valeurs étaient relatifs à la culture (16) et que « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (19). Montaigne n’a pas voyagé lui-même aux Amériques mais s’appuie sur le témoignage de l’un de ses serviteurs, « un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde […] en l’endroit où Villegagnon prit terre » et qui lui a fait également rencontrer « plusieurs matelots et marchands qu’il avait connu en ce voyage » ; enfin Montaigne a rencontré trois indiens à Rouen avec lesquels il a pu communiquer grâce à un truchement. (17, 32). Selon Montaigne, l’avantage de son serviteur est qu’il n’a pas assez d’esprit pour idéaliser ou peaufiner son récit comme le ferait un homme d’esprit, ce qui rend le témoignage authentique (18). Au début du chapitre, Montaigne rapporte que certains ont supposé que ce nouveau monde serait l’ancienne Atlantide submergée (20) ou une île découverte par les Carthaginois, s’appuyant en cela sur le Timée de Platon et les Merveilles inouïes d’Aristote (21). Mais aucune explication ne correspond à la situation géographique de ce Nouveau Monde. Montaigne compare les « sauvages » qui le peuplent à des fruits (22) en ces termes : « ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature […] a produits », opposant en cela la culture dévoyée des européens à l’état simple et naturel des indiens (24) et reconnaissant leur « naïveté originelle » et leur pureté qui leur fait ignorer le mensonge (23) : « les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation […sont] inouïes ». Dans le récit que fait Montaigne de leurs us et coutumes, il décrit leur habitat, long et couvert d’écorces, leurs hamacs (25), la séparation hommes/femmes durant le sommeil, le seul repas le matin, leur boisson à base de racine etc. Après ce portrait idyllique, Montaigne en vient à la question de l’anthropophagie qu’il ne nie pas chez les indiens : ceux-ci ont pour habitude de « rapporte[r] pour [leur] trophée la tête de l’ennemi » mort au combat puis de manger leurs prisonniers (26), non pas par nécessité mais « pour représenter une extrême vengeance » (27). Mais ces pratiques jugées barbares n’ont rien à envier à certains supplices « vus de fraiche mémoire » durant les guerres de religion (28) et Montaigne rappelle qu’à certaines occasions les européens ont fait de même, notamment lorsque les gaulois étaient assiégés à Alésia (29) ; en conséquence de quoi on ne peut appeler les indiens des « barbares » puisque les européens les surpassent dans la barbarie (30). Entre autre pratique décriée par les européens, Montaigne évoque la polygamie dont il défend l’usage en ce qu’il est une preuve de « la vertu du mari » et que les femmes de Jacob firent de même dans la Bible (31). Le chapitre se clôt sur le discours de trois indiens qui rencontrèrent le roi Charles IX à Rouen (32) puis Montaigne lui-même qui se rappelle de deux remarques des indiens : la première est leur étonnement que des soldats valeureux « se soum[ettent] à un enfant » (le jeune roi), la deuxième que les nécessiteux souffrent l’injustice de leur situation alors que d’autres amassent les richesses (33). Montaigne est déçu de ne pas pouvoir échanger en profondeur avec les indiens à cause du truchement « qui [le] suivait si mal et était si empêché à recevoir [ses] imaginations par sa bêtise » (34) mais il arrive néanmoins à savoir que l’honneur et le fruit que ce chef indien obtient de sa situation de chef est de « marcher le premier à la guerre » (35). Montaigne conclut son chapitre sur un remarque ironique (36) : « mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! », montrant par là que les tenues des indiens ne sont pas plus ridicules que celles des européens. Le chapitre « Des Coches » (III, 6) est un chapitre qui se construit par digressions (40) et aborde de nombreux thèmes : la justification par les causes, la peur, les moyens de transport, la libéralité des souverains, la soif de richesses des colons, le bon sens des indiens, la barbarie des espagnols etc. Le titre du chapitre vient d’une évocation de l’aversion de Montaigne pour les coches (37) car son balancement lui donne mal au cœur, aussi préfère-t-il le cheval (38) pour se déplacer. Le thème des coches est illustré par des exemples comme celui du gentilhomme obèse, l’usage des coches en temps de guerre ou encore la fantaisie de certains souverains qui se font tirer par des créatures plus inattendues les unes que les autres comme des autruches (42) avant de laisser place à une réflexion anthropologique et de revenir brièvement à la fin du chapitre : les coches ne sont que le point de départ de plusieurs digressions. L’une d’entre elle porte sur la libéralité des princes, assimilée par métaphore au laboureur (43) qui doit « épandre le grain, non pas le répandre » et illustrée par l’exemple de Cyrus et Crésus (44). Par suite de digression, Montaigne nous ramène à un thème qui rappelle celui du chapitre « Des Cannibales » car il y évoque encore le Nouveau Monde (39) par comparaison avec la vieille Europe. Là encore, Montaigne critique l’ethnocentrisme et la propension des européens à juger et conclure « par des arguments qu’[ils] tir[ent] de [leur] propre faiblesse et décadence » (45) et critique les exactions des colons espagnols. Montaigne dans son travail comparatif procède par antithèses (47) entre l’ancien et le nouveau monde : ce dernier est comparé à un nouveau-né encore « tout nu au giron » ou encore à un membre vigoureux (46), par opposition avec l’ancien monde qui est « perclus », « en décadence » et prêt à sortir de la lumière. Ce jeu d’opposition est nettement perceptible dans l’éloge que Montaigne fait de la bonté naturelle, du bon sens et de la magnificence des indiens contre le blâme de la violence, de la décadence et de la barbarie dont font preuve les colons. La relativité des valeurs est encore mise en évidence au détriment des espagnols par le cas qu’ils font de l’or : obnubilés par le mythe de l’Eldorado (48) et la valeur qu’ils prêtent à cette matière, ils se heurtent au bon sens des indiens pour lesquels elle est « inutile au service de leur vie ». Devant les menaces des colons, les indiens démontrent qu’ils ne sont pas dupes et qu’ils n’ont pas l’intention de se laisser faire en leur montrant des têtes de suppliciés (49). Montaigne conclut cet échange par un propos ironique (50), tournant en dérision sa propre comparaison car la « balbutie de cette enfance » inverse les rôles et ramène les espagnols à leur violence primaire et leur barbarie. |
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